Les mondes fantastiques du célèbre JCC (comprenez « Jeu de Cartes à Collectionner ») Magic The Gathering se prêtent bien à une déclinaison en Jeu de Rôle, ou JDR pour les intimes. Et pourtant, sauf via des créations non officielles, il a longtemps été impossible de jouer des scénarios et d’incarner des personnages issus de ces univers. Un manque comblé ces dernières années par plusieurs livres de règles basés sur le système de Donjons & Dragons, dont un volume sorti début décembre 2021. Mais quels sont ces fameux JDR Magic The Gathering ? Et comment s’opère le « crossover », c’est-à-dire le croisement, entre ces deux jeux à première vue très différents ? 🐲
Note de Thibaut : C’est Gil Colinmaire, un collègue rédacteur web, qui a écrit cet article. Connaissant le JCC Magic bien mieux que moi, il s’est tout naturellement porté volontaire pour nous éclairer sur la relation profonde entre les JDR et le plus célèbre des jeux de cartes. Vous pouvez retrouver son autre article dédié aux livres-jeux en cliquant juste ici. 🙂
Un multivers heroic fantasy, parfaitement adapté aux mécaniques du Jeu de Rôle sur table
Avant de voir comment s’est immiscé dans Donjons & Dragons le « lore » de Magic, c’est-à-dire l’ensemble des éléments (personnages, histoires, règles, etc.) qui caractérisent le jeu, il est nécessaire d’en rappeler les principes de base.
Magic The Gathering (ou MTG) se divise en d’innombrables arcs narratifs, nommés « blocs », eux-mêmes scindés en quelques « extensions ». Il s’agit de séries de cartes cohérentes, que l’on pourrait comparer aux différents tomes d’une saga littéraire, et qui se vendent en « boosters », de petits paquets de cartes distribuées aléatoirement. 🎴
Ces récits, qui ont d’ailleurs longtemps fait l’objet de romans, nous plongent dans des mondes très variés, que l’on appelle des « plans ». Ces derniers sont parfois inspirés de mythologies et civilisations de notre Histoire.
On trouve par exemple le plan central de Dominaria, un univers Viking (Kaldheim), un autre empreint de culture japonaise (Kamigawa), ou encore un lieu féerique évoquant les contes des frères Grimm et les légendes arthuriennes (Eldraine). 🌏
Ces blocs ne sont toutefois pas totalement indépendants les uns des autres. Pensé dans sa globalité, Magic s’inscrit dans ce qu’on appelle un « multivers ». Comme la théorie du même nom en astrophysique, un multivers implique une multitude, pour ne pas dire une infinité de mondes parallèles, ayant chacun ses propres caractéristiques.
En cela, il est comparable aux divers « plans d’existence » du Jeu de Rôle Donjons & Dragons, qui ont également leurs propres lois. Dans Magic, seuls certains êtres, en particulier les « Planeswalkers » – littéralement, ceux qui traversent les plans – ont la capacité de passer d’un monde à un autre, et donc de figurer dans divers arcs narratifs et extensions de cartes correspondantes. C’est une manière de fidéliser les joueurs, quels que soient les univers explorés. 🌌
Pour accroître les liens entre le jeu et les contenus narratifs, les cartes incluent souvent un texte d’ambiance, extrait des récits et décrivant l’action, le lieu ou le personnage représenté. Le fait que Magic ait tout un background, contrairement à d’autres jeux de cartes plus classiques, le rapproche ainsi des aventures d’un Jeu de Rôle.
Les règles de base de Magic The Gathering
En près de 30 ans de Magic – et plus de 20 000 cartes différentes éditées ! –, plusieurs types de mécaniques sont venus compléter le jeu au fur et à mesure des extensions. Les bases restent toutefois inchangées. 🃏
Dans son format le plus courant, Magic se joue à un contre un, en utilisant un paquet de cartes construit à l’avance, qu’on appelle un « deck » ou une bibliothèque. Chaque joueur dispose de 20 points de vie, que son adversaire va tenter de réduire à 0, en l’attaquant avec des créatures ou en utilisant des sorts (les cartes de type « rituel » ou « éphémère »), des objets (les « artefacts ») ou des enchantements.
On peut répondre à ces actions en bloquant les créatures de l’autre joueur avec ses propres créatures, en activant des effets ou en jouant des sorts. Pour poser ces cartes, il suffit de payer le coût de « mana » indiqué dessus, c’est-à-dire une certaine quantité de pouvoir magique, fournie par d’autres cartes appelées des « terrains ».
Il existe un type de terrain pour chaque couleur de magie ; couleurs que l’on retrouve sur le contour des créatures ou des sorts. Les montagnes produisent du mana rouge, les îles, du bleu, les forêts, du vert, les marais, du noir et les plaines, du blanc. 🌋
Bien que très différentes dans leur déroulement, il existe ainsi des points communs entre les règles de Magic et celles d’un Jeu de Rôle comme Donjons & Dragons. Les artefacts du premier jeu sont comparables aux objets magiques du second. Les « types » de créatures à Magic, qui influent sur le comportement de certaines cartes, ont leur équivalent chez les personnages de D&D avec les races et les classes.
Certains sont d’ailleurs communs aux deux jeux, notamment le bestiaire classique de l’heroic fantasy (dragons, elfes, nains, humains, etc.) ou d’autres statuts plus précis (clercs, barbares ou guerriers, par exemple). 🧙
On utilise, tout comme dans les JDR sur table, des dés à 20 faces ou plus, pour compter ses points de vie, ajouter des points de force et d’endurance à ses créatures, etc. La différence majeure est qu’une partie de Magic ne raconte pas une histoire.
Contrairement aux scénarios élaborés par le Meneur de jeu dans Donjons & Dragons, un deck n’a pas besoin d’avoir une cohérence au niveau du storytelling. Il peut mêler des cartes de divers blocs et extensions, pourvu qu’elles soient assemblées selon une stratégie globale. Celle-ci, fortement basée sur les mathématiques et les probabilités, s’apparente davantage aux échecs.
Les histoires de Magic ont toutefois une importance dans la conception des cartes, qui traduisent par leurs mécaniques, des scènes ou des caractéristiques de personnages et de lieux. 🤓
Les premiers Jeux de Rôle Magic The Gathering : l’aboutissement d’une histoire commune avec D&D
Pour comprendre pourquoi les liens entre Magic et D&D (Donjons & Dragons) se sont faits aussi naturellement, il faut remonter au début des années 90, époque de la conception du jeu de cartes. Magic a été imaginé par le créateur de jeux de société et doctorant en mathématiques combinatoires Richard Garfield.
Il s’agissait d’une commande faite par la petite société Wizards of the Coast (WotC, en abrégé), qui souhaitait un produit peu coûteux à fabriquer et facilement transportable. Garfield, inspiré depuis quelques années par Donjons & Dragons, tente alors de retravailler un ancien concept du nom de Five Magics – comme les cinq couleurs de Magic –, qu’il avait mis de côté.
Il a ainsi l’idée de génie de revisiter cet univers en mêlant deux types de produits, jusqu’alors distincts : les cartes jouables classiques et celles uniquement destinées à être collectionnées, comme les très populaires éditions sur le baseball. 💡
Garfield, en tentant d’adapter l’univers du JDR à un nouveau format, n’invente pas simplement un nouveau jeu, mais aussi un genre à part entière, le JCC – ou TCG en anglais, pour « Trading Card Game ». Le succès sera immédiat, notamment auprès des joueurs de Donjons & Dragons, et ouvrira la voie à des dizaines d’autres franchises, dont Pokémon et Yu-Gi-Oh!.
👉 Si vous voulez aller plus loin sur les origines de Magic et les raisons de son succès, nous vous conseillons cette excellente vidéo disponible sur la chaîne YouTube d’ALT 236 :
(Crédit vidéo : ALT 236)
WotC, qui édite Magic depuis 1993, rachète en 97 la société TSR, en charge des Donjons & Dragons. Wizards devient elle-même une filiale du géant du jouet Hasbro, deux ans plus tard. On se met alors à rêver d’une possible collaboration entre les deux blockbusters, notamment sous forme de JDR Magic The Gathering.
Des scénarios amateurs sont créés pour pouvoir transposer les univers des cartes au système de jeu de D&D. Malgré tout, il faudra attendre 2016 pour que de premiers guides de campagnes se mettent réellement à les explorer. Il s’agira notamment des plans de Zendikar, dont les aventures étaient d’ailleurs inspirées de Donjons & Dragons, et d’Innistrad, un monde rempli de vampires et de loups-garous.
Cette série de six pdf gratuits a d’ailleurs été conçue par James Wyatt, qui a aussi bien travaillé sur Magic que Donjons & Dragons. Elle fut nommée Plane Shift, en référence à un pouvoir du Jeu de Rôle qui permet à des personnages de traverser les différents plans d’existence – et donc ici, de se retrouver dans ceux de Magic. C’est également le nom d’une ancienne extension de MTG.
Si Plane Shift n’avait rien d’officiel, 2018 marquera la publication du premier vrai livre basé sur la franchise : Guildmasters’ Guide to Ravnica, qui parcourt l’un des plans les plus populaires du JCC. S’ensuivront deux autres ouvrages, dans le même esprit.
Des JDR Magic The Gathering officiels, avec les mécaniques de Donjons & Dragons
Ces crossovers fonctionnent avec la 5ème édition de Donjons & Dragons, dernier système de règles en date, dont les premiers livres sont sortis en 2014. Guildmaster’s Guide to Ravnica nous plonge donc dans le monde de Ravnica, une cité gigantesque, théâtre de rivalités et jeux de pouvoir façon Game of Thrones, entre dix guildes.
Dans le jeu de cartes, ces dernières sont en fait les combinaisons de deux couleurs, issues du pentagramme magique. Le blanc avec le noir forment le syndicat Orzhov, groupe religieux en charge des finances, le bleu et le rouge sont la marque de la ligue d’ingénieurs Izzet, tandis que le bleu et le noir sont l’étendard de l’organisation secrète Dimir, etc. ⚔️
On les retrouve donc dans leur adaptation D&D, ainsi que certaines races de créatures qui les composent : les Centaures, les Vedalkens ou encore les Loxodons, sortes d’éléphants anthropomorphes. Au fil des années, le monde de Ravnica a fait l’objet de trois blocs différents dans Magic. 🐘
Wizards of the Coast publiera ensuite en juillet 2020 un livre (Mythic Odysseys of Theros) basé sur un autre plan, également exploré à plusieurs reprises dans l’histoire de Magic. Theros et ses dieux, titans ou autres héros, s’inspirent de la Grèce antique. On y retrouve dans son bestiaire des êtres tels que les satyres, les léonins ou les minotaures. 🐮
Enfin, le 7 décembre 2021 est paru un tome de Donjons & Dragons sur Strixhaven (Strixhaven: A Curriculum of Chaos), une académie de magiciens créée quelques mois auparavant pour une extension du jeu de cartes. Sorte de pastiche d’Harry Potter, les personnages se composent notamment de professeurs et d’étudiants en magie, réunis en cinq collèges, comparables aux Maisons de J. K. Rowling.
Là encore, chacun de ces groupes utilise une combinaison de deux couleurs, issues du pentagramme de Magic. Ces associations ont également un impact dans l’adaptation de Donjons & Dragons, les capacités spécifiques à chaque collège étant traduites par différents pouvoirs magiques. Il faudra ainsi bien choisir son personnage de départ, selon ses objectifs et sa manière de jouer.
À noter que certains des personnages de ces livres officiels ont également été déclinés en figurines, utilisables durant une partie de D&D.
Un crossover entre les licences phares de Wizards of the Coast bien parti pour durer
En dehors de ce dernier JDR Magic The Gathering, le crossover entre les deux franchises avait déjà atteint une nouvelle étape en juillet 2021 avec, cette fois-ci, l’intégration du lore de D&D dans Magic. 🎴
Une série de 281 cartes permet alors aux joueurs du TCG de se plonger dans l’un de ses plus célèbres « décors de campagne » – l’univers dans lequel on peut imaginer ses scénarios –, à savoir les Royaumes Oubliés. Intitulée Forgotten Realms : Aventures dans les Royaumes Oubliés, l’extension rassemble des créatures emblématiques de Donjons & Dragons comme Drizzt Do’Urden, les tyrannoeils et les flagelleurs mentaux.
Certains personnages comme Lolth, qui peuvent traverser les divers plans d’existence du Jeu de Rôle, ont été adaptés en Planeswalkers, leurs plus proches équivalents dans Magic. Les nouvelles mécaniques, propres à l’extension, sont aussi des clins d’oeil au JDR.
Des cartes nous demandent par exemple de faire des choix, racontés de façon romancée. D’autres, de lancer des dés pour déclencher, au hasard, des capacités ou des événements. Ou bien certaines nous font nous aventurer dans un donjon dessiné en plan, chaque pièce explorée activant un nouvel effet. 🛡️
Il s’agit là d’une référence aux D&D de type « Porte-monstre-trésor » (ou « Dungeon-crawl » en anglais), où l’on se contente d’ouvrir plus ou moins au hasard les portes d’une forteresse, sans savoir ce que l’on va découvrir derrière. Un genre qui a également fait les beaux jours des « Livres Dont Vous Êtes Le Héros » comme Le Labyrinthe de la Mort, autres jeux populaires dans les années 80.
Malgré la porosité entre les deux licences et la transformation de certains personnages en Planeswalkers, WotC considère que leurs multivers restent bien distincts. Les héros du jeu de cartes ne pourraient pas en principe se retrouver dans l’Histoire de D&D, et vice versa.
Pourtant, cinq scénarios pour le JDR, proposés gratuitement par la firme américaine en complément de la sortie de l’extension Magic Forgotten Realms, ont quelque peu contredit cette affirmation. Wizards y a en effet introduit Tyreus, un Planeswalker certes encore inconnu des joueurs, mais explicitement décrit comme étant originaire de Ravnica (donc, de Magic) et voyageant vers les Royaumes Oubliés.
C’est ainsi la première fois qu’une entité voit sa biographie enracinée dans les deux lores à la fois, et n’est plus simplement transposée de l’un à l’autre… De plus, on peut y incarner plusieurs Planeswalkers bien connus des habitués de MTG, tels que Chandra, Liliana, Kaya et Narset. Voici, pour les curieux, la liste de tous les épisodes à télécharger :
- Dans les Flammes Écarlates
- La Page Cachée
- Une Tombe Verdoyante
- Nuit Insondable
- Des Profondeurs Turquoises
Ainsi, quoi qu’en dise Wizards of the Coast, les récits de Magic et Donjons & Dragons semblent plus que jamais mêlés. Bien sûr, leurs règles et leurs chronologies respectives ne permettront sans doute pas leur totale imbrication. Et les crossovers, afin de préserver ce qui rend chaque jeu unique, ne seront pas non plus systématiques.
Mais il serait étonnant que d’autres JDR Magic The Gathering ne voient pas le jour, sachant ce que rapportent les deux mastodontes à Hasbro, leur maison mère. En 2020, la branche de WotC a en effet généré à elle seule 816 millions de dollars de chiffre d’affaires, dont 23 % dus à Magic et 33 % à D&D.
Mieux encore, les bénéfices engrangés sont désormais plus importants que la filière jouets de l’entreprise. De quoi nous laisser penser que la fusion des deux licences, véritable poule aux oeufs d’or, n’est pas près de s’arrêter ! 🐔